Shayanne, Mage à louer

SHAYANNE - MAGE A LOUER

Une prise d’hotage, cinq points de vue :

Nouveau départ

— Alors ça y est, jeune fille. Tu nous quittes enfin.

La femme qui venait de parler, une pointe d’amertume dans la voix, s’appelait Maria. C’était la directrice de l’orphelinat St James, à Auburn.

— Oh allez, faites pas cette tête, répliqua Shayanne. C’est pas comme si je revenais ici que pour dormir, depuis quelques années… Et puis, vous devriez être contente de vous débarrasser de moi. Non ?

Tout en prononçant ces mots, la magicienne bourrait son sac à dos avec les vêtements qui se trouvaient jusque-là rangés en boule dans l’armoire de sa chambre, sous les toits de l’orphelinat. C’était une jeune femme souriante aux traits mélangeant subtilement ses origines amérindiennes et asiatiques. Elle aimait s’habiller dans un style néo-tribal auquel elle ajoutait un poncho doté d’une « capuche de mage » bordée de symboles ésotériques, affichant ainsi sa volonté d’être reconnue comme éveillée.

— Peut-être, reprit Maria, mais malgré toutes les migraines que tu as pu me donner, tu apportais de la vie dans cet orphelinat…

Soudain un vacarme assourdissant retentit depuis les étages inférieurs.

— Ça, lâcha Maria, furieuse, c’est encore un coup de ta petite protégée ! Qu’est-ce que tu lui as encore appris ?! Rah ! Vous allez me rendre folle !

Et, tandis que Maria sortait de la chambre à toute vitesse, Shayanne finissait de remplir son sac, un sourire nostalgique aux lèvres.

Installation

— Redd est OK avec ton deal, annonça un grand type aux couleurs des Eight-niners, le gang local. Et Jed a dit qu’il peut te créer un node pour ta pub matricielle.

Deux gangers faisaient face à Shayanne dans ce que cette dernière appelait déjà son « bureau », un petit local sans fenêtre au rez-de-chaussée d’un immeuble délabré. Ils étaient là pour informer la jeune femme que le gang acceptait de protéger l’endroit en échange de la mise en place et de l’entretien d’une barrière magique dans une de leur planque.

— Ah oui ? Cool !
— Ah le bâtard, lâcha le deuxième ganger. Il sait à peine programmer… Il veut juste tirer son coup, c’est obligé.
— Mais ta gueule toi putain. Parle pas comme ça devant elle. Eh, désolé hein…
— Euh…
— Ouais, bon, aller… On va y aller nous. Toute façon tu sais qu’on zone à côté si t’as besoin…

Une fois les deux gangers sorties, Shayanne lâcha un long soupir de soulagement et s’assit derrière le vieux bureau qu’elle avait récupéré du précédent locataire. La jeune femme n’avait pas spécialement besoin d’aide pour se défendre, mais si elle voulait éviter les ennuis, mieux valait se mettre le gang du coin dans la poche. En plus, ceux-ci semblaient voir sa présence d’un bon œil et, qui sait, avec un peu de chance ils pourraient même lui faire un peu de pub…

Perdue dans ses pensées, la magicienne jouait maintenant avec un peu de mana qu’elle avait machinalement réuni autour de ses doigts, formant ainsi l’illusion d’une énergie vivante serpentant à son gré le long de sa main et de son avant-bras. Il s’agissait là d’une manie que la jeune chamane exprimait habituellement lorsqu’elle était pensive ou inactive. Shayanne aimait jouer avec le mana. C’en était presque devenu une drogue. Aussi, lorsqu’elle eut réuni suffisamment de Nuyens pour prendre son indépendance, il fut tout naturel pour elle de devenir mage freelance.

La jeune femme jeta un œil à l’Objet de Réalité Augmentée sur lequel elle travaillait en ligne avant que les gangers n’arrivent. L’ORA était une enseigne basique annonçant en lettre flashy « SHAYANNE, MAGE À LOUER ». La magicienne observa ensuite le local d’un regard satisfait. Outre le vieux bureau derrière lequel elle était assise, un paravent se trouvait pour le moment plié et adossé à un mur décrépi. Il servirait à diviser la pièce en deux pour masquer aux futurs clients la vue du matelas usé posé à même le sol. Une étagère vide, quelques cartons et une micro salle de bain de seconde main encastrée dans un coin complétaient le tableau.

— Bon, lança la jeune femme pour elle-même, faudra quand même que je décore un peu tout ça.

Shayanne se leva, relâchant du même coup sa petite illusion, et se dirigea vers le centre de la pièce. Elle ordonna à son commlink de jouer du wizpunk tribal dans son Environnement de Réalité Augmentée puis s’agenouilla et commença à fouiller dans son sac à dos. Elle en sortit de quoi former une petite loge de médecine chamanique ainsi que deux bâtonnets d’encens amérindien qu’elle posa devant elle. La chamane fixa alors l’encens du regard tout en réunissant gaiement du mana pour l’allumer à l’aide d’un petit sort d’ignition. Une délicieuse odeur de vanille commença alors à recouvrir l’odeur de renfermé qui planait jusque-là dans la pièce.

Marketing trompeur

— C’est un élémentaire de feu que je vous avais commandé, pas une espèce de coyote spirituel complètement taré !
— Je suis chamane moi, pas mage. J’invoque des esprits de la nature, pas des élémentaux impersonnels.
— Sur l’enseigne de votre bureau, il y avait écrit « Mage à louer ».
— C’est plus vendeur… Et puis vu mon look, vous auriez pu vous en douter.
— Si au moins vous saviez les contrôler, vos « esprits de la nature »… Regardez-moi ce bordel sur le plateau !
— Oui, bon, ça va. J’ai réussi à le bannir, oui ou non ?

Une nuit comme les autres

Shayanne était plutôt de nature optimiste, mais les jours passés sans le moindre client – si l’on exceptait le producteur Simsens qui ne l’avait de toute façon pas payée – commençaient à la préoccuper. Pourtant, ce n’était pas la raison pour laquelle elle n’arrivait pas à trouver le sommeil. En effet, Shayanne souffrait d’insomnie chronique depuis la mort de ses parents à l’âge de 6 ans. Allongée sur son matelas, la jeune chamane jouait pensivement avec un filet de mana quand elle décida, comme souvent lorsqu’elle ne trouvait pas le sommeil, de délaisser son corps pour partir explorer l’astral.

La jeune femme sentit ses sens physiques glisser vers le néant, remplacés par de nouvelles sensations. Shayanne avait l’habitude et ne fut pas désorientée par ce monde de vie, d’émotion et de mana qu’était l’espace astral. Elle flottait désormais au-dessus de son corps, libérée des contraintes physiques de ce dernier, un sentiment grisant de liberté envahissant tout son être.

Comme à son habitude, elle commença par se promener dans le quartier, flottant au-dessus des rues de Sumner sans but précis, observant les auras des passants et s’imprégnant de l’ambiance astrale générale. À vrai dire, celle-ci n’était pas des plus agréables : trop de désespoir, de violence, de plastibéton. Mais Sumner faisait partie de la vie de la magicienne et, à défaut d’être un havre de tranquillité, observer le district depuis ce plan était instructif et divertissant.

Au bout de quelques minutes, la magicienne prit de l’altitude. Le métroplexe de Seattle s’étendait désormais sous elle comme une balafre urbaine tentaculaire bordée par les forêts pleines de vie du Conseil Salish Shide. D’ici, elle pouvait entrevoir et ressentir l’âme du plexe. Les oasis astrales qu’étaient Council Island et les quelques espaces verts un tant soit peu naturels du plexe lui donnèrent les points de repère dont elle avait besoin pour se projeter à près de 6000 km/h au-dessus du territoire Salish.

Shayanne fonçait ainsi, observant le paysage astral défiler sous son aura, grisée par la vitesse. Elle connaissait le chemin par cœur et, au bout d’un petit quart d’heure environ, la jeune femme se retrouva au-dessus de la forêt nationale Flathead, près de la frontière sioux. Là, elle plongea vers une petite clairière bordée par un ruisseau et profita du calme et de la beauté du lieu. Shayanne avait découvert l’endroit deux ans plus tôt en faisant du tourisme astral dans la région. Depuis, elle revenait ici régulièrement. C’était un lieu reposant, plein de vie et où le mana n’était pas altéré par les activités humaines. La jeune femme profita de cette paisible tranquillité pour se reposer en attendant de, peut-être, trouver le sommeil à son retour à Seattle.

Au bord de l'ombre

Une nouvelle journée s’achevait sans le moindre client. Depuis qu’elle s’était installée comme « mage à louer », Shayanne n’avait pas eu beaucoup de travail. Il faut dire que ses services ne s’adressaient ni à d’autres éveillés ni aux corporations. Et en dehors de quelques communautés, le reste de la population craignait encore trop la magie pour faire appel à elle.

Poussant un soupir, la jeune femme libéra le filet de mana avec lequel elle était en train de jouer et se leva pour sortir et tirer définitivement un trait sur cette nouvelle journée sans client. Elle enfila ainsi son poncho à capuche de mage et s’approcha de la porte lorsque celle-ci s’ouvrit.

Surprise et légèrement intimidée, Shayanne leva les yeux vers la masse qui se trouvait maintenant dans l’encadrement de la porte. Il s’agissait d’un ork en costume Armanté, les tempes grisonnantes et une expression de calme et de sérieux sur le visage. Lorsqu’il prit la parole, sa voix grave ne contenait aucune sorte d’agressivité.

— Shayanne « mage à louer », je présume ?

Retrouvant un peu d’aplomb, la jeune femme redressa la tête avec une lueur d’espoir dans les yeux et un sourire plein d’enthousiasme sur le visage.

— Elle-même ! Prête à honorer tout contrat magique !

L’ork ne répondit pas. Au lieu de cela, il détailla la jeune femme de la tête aux pieds avant d’observer le petit local qui lui servait de bureau.

— Euh… vous pouvez entrer si vous voulez… lança Shayanne, qui sentait comme un blanc s’installer.

L’ork observa à nouveau la magicienne, qui lui lança un sourire juvénile en retour, puis sembla finalement se décider. Il fit un pas à l’intérieur du bureau et referma la porte derrière lui.

— Mage à louer… répéta l’ork pour lui-même. Quelles sont tes compétences exactement ?
— Oh, je peux faire plein de choses : installation et entretient de barrières magiques, conjuration d’esprits, protection magique, enquêtes paranormales ou bien… animer un événement à votre boutique avec des petites illusions ?

L’ork marqua une pause, jaugeant encore une fois son interlocutrice.

— Les éveillés vivant en marge du monde corporatiste sont plutôt rares… Pourquoi ce choix ?
— Ben, commença la jeune femme soudain plus méfiante, disons que je ne fais pas partie du système et que ça me va bien comme ça.

À nouveau, l’ork sembla prendre le temps d’analyser chaque mot de la jeune chamane avant de répondre, toujours d’une voix calme et posée.

— Bien. J’ai un travail qui nécessite une surveillance astrale. Penses-tu…
— Et bien laissez-moi vous dire que vous avez en face de vous une spécialiste de la surveillance astrale ! s’enflamma la jeune femme, à nouveau pleine d’enthousiasme. En plus, vous avez de la chance, en ce moment je propose des réductions de tarif sur toutes mes activités astrales…
— Sais-tu ce qu’est une shadowrun ?

La question prit Shayanne au dépourvu. La jeune femme réalisait soudain à quel genre d’individu elle avait affaire. C’était bien plus sérieux que ce qu’elle pensait… Les ombres… Bien sûr, elle avait entendu toutes sortes de rumeurs à leurs sujets.

— Plus ou moins, répondit-elle prudemment. Comme tout le monde…
— Je ne te mentirais pas, reprit l’ork sur un ton presque paternel. Courir les ombres peut être dangereux. Mais c’est aussi un moyen de gagner facilement des nuyens tout en restant en marge du système. En l’occurrence, le contrat que je te propose peut te faire gagner 5000 nuyens. Est-ce que tu es intéressée ?

La jeune chamane prit le temps de réfléchir un instant. C’était une chose d’entretenir une barrière magique pour le compte d’un gang local, mais s’en était une toute autre de plonger dans les ombres. D’un autre côté… 5000 nuyens…

— Je… OK.
— Bien, poursuivit l’ork. Viens au Hard Lick Café dans une heure et demande à voir M. Johnson. Écoute l’offre et prends ta décision.

Première paie

— Vous êtes sûr que vous avez rien d’autre en stock ?

Shayanne observait le vieux scooter d’un air méfiant. Sa première run s’était à peu près bien passée et elle s’était finalement retrouvée avec un joli créditube certifié entre les mains sans trop savoir quoi en faire. Alors après avoir payé son loyer – ce qui lui avait semblé être un bon début – et fait un don à l’orphelinat St James, elle s’était mise en quête d’un moyen de transport pas trop cher. Ce qui, avait-elle pensé, lui évitera de traverser la moitié du plexe à pied la prochaine fois…

— Écoutes, gamine, fit le vendeur nain d’un ton bourru, il en a pas l’air, mais c’est un véritable bijou. On en fait plus des comme ça. C’est solide, robuste et fiable, je te le garantis !
— D’accord, mais il va à quelle vitesse au juste ?
— À quelle vitesse il va ? Halala… Les questions qu’il faut pas entendre… Je t’ai dit qu’il était équipé d’un kit sapetoku ? Non ? Bah crois-moi : avec ça t’es capable d’anticiper tous les obstacles sur ta route, quelle que soit ta vitesse.

La chamane jeta un nouveau coup d’œil dubitatif sur l’engin. Il s’agissait d’un Vespa Multifuel rose model 2063. Il semblait en bon état malgré son âge, mais il était loin de ressembler à une moto de course… Enfin, si ça pouvait lui éviter de rentrer à pied…

— OK, marché conclu, fit-elle d’un ton enjoué. Je vais prendre le casque rose là-bas aussi, ce sera plus prudent.

Quelques minutes plus tard, un créditube avait changé de main et Shayanne démarrait fièrement son nouveau véhicule. Au bout de quelques mètres à peine, la jeune femme comprit que kit ou pas kit, effectivement, même à fond elle aurait le temps d’anticiper n’importe quel obstacle…

Effort vestimentaire

— Comment ça Johnson nous briefera au Space Needle ? demanda Shayanne en fronçant les sourcils, contrariée. Il peut pas venir ici plutôt ? Non parce qu’il est hors de question que j’aille manger dans ce nid de vipères corporatistes, hein ! De toute façon ma fausse SIN tiendra pas dans Downtown, alors si c’est pour me faire chopper par KE…

La jeune chamane s’était mise à faire nerveusement les cent pas devant Conrad. Le fixer Ork était venu lui confier un nouveau contrat, et ce en dépit des réticences qu’il lui connaissait à s’aventurer hors de sa zone de confort. Il écoutait, sans dire un mot, soupesant par moment le sac qu’il tenait dans les mains et se demandant intérieurement quand il pourrait l’utiliser.

— En plus, j’ai même pas de quoi me payer une salade, là-bas… ajouta Shayanne d’une petite voix pour clore son argumentation.

Conrad s’assura que la jeune femme n’ait plus d’objection puis il prit calmement la parole de son habituelle voix rauque.

— Ta fausse SIN est suffisante et Johnson prend le repas à sa charge. Est-ce là toutes tes objections ?
— Ah… fit Shayanne un brin rassurée, mais pas encore totalement convaincue. Mais j’ai pas de fringues à me mettre pour aller là-bas, se plaignit-elle. Ils vont pas me laisser rentrer si j’y vais comme ça…

Pour donner plus de poids à son argumentation, la chamane désigna d’un geste les vêtements qu’elle portait : un crop top néo-tribal laissant visibles ses hanches tatouées, et un jean troué qui lui allait plutôt bien, mais qui n’était assurément pas dans les canons de la haute société du métroplexe.

— Essaye ça, fit Conrad en souriant intérieurement avant de tendre à Shayanne le sac qu’il tenait dans les mains depuis son arrivée.

La voix de l’ork était amicale mais ferme. Méfiante, Shayanne prit lentement le sac avant de jeter un coup d’œil à l’intérieur.

— Un tailleur ?! s’exclama-t-elle les yeux écarquillés. Non mais vous êtes sérieux ?
— N’oublie pas, commença l’ork en tournant les talons. Le rendez-vous est à 21 heures, ne sois pas en retard.

Shayanne resta sans voix. Une fois Conrad parti, elle mit cinq bonnes minutes à considérer dubitativement l’intérieur du sac avant de se décider. Elle poussa un long soupir puis se dirigea de l’autre côté du paravent qui séparait le bureau du « coin chambre » de la petite pièce.

La jeune femme se déshabilla puis poussa à nouveau un soupir avant d’enfiler le tailleur. Bien que ce dernier s’avéra être parfaitement à sa taille, elle ne se sentait pas vraiment à l’aise à l’intérieur et ne pouvait s’empêcher de penser qu’il était trop court… Surtout si elle devait se rendre jusqu’à Downtown avec son vespa, se dit-elle avant de pousser un nouveau soupir.

Ecriture :  Daegann, 2014

Illustrations : Avionetca, Maxa-art, Misical
Map : Daegann, via Shadowrun Returns